Nous avons déjà vaguement effleuré le sujet des employées domestiques à Singapour, quand nous avons nous-même recruté Joni qui s’est d’abord occupé d’Amélie, et qui maintenant garde Chloé pendant la journée, et récupère Amélie à l’école en fin d’après-midi. Elle s’occupe aussi d’un certain nombre de tâches ménagères (quand nos filles lui en laissent le temps !). Pour nous, tout se passe bien, et on espère bien que Joni restera avec nous tant que nous résiderons à Singapour.
Malgré cela, on ne peut dire qu’on soit très à l’aise avec le système.
On est toujours surpris par l’extrême dichotomie entre le niveau de développement et d’éducation de la société singapourienne en général, et la façon dont les ‘maids’ (les bonnes) sont traitées.
Une loi vient d’être votée, qui fait scandale car elle va à l’encontre d’une certaine partie de l’opinion publique : à partir de maintenant (ou plus exactement, à partir du 1er janvier 2013), les maids de Singapour auront le droit à un jour de congé hebdomadaire (Weekly day-off to become mandatory). Jusqu’à présent, il n’y avait pas de minimum légal. Autrement dit, une maid qui a un contrat de deux ans peut très bien n’avoir absolument aucun jour de congé pendant ces deux ans.
Parfois, on se dit que les maids singapouriennes ne sont guère mieux considérées que les esclaves d’autrefois.
A cet égard, l’ambivalence des autorités singapouriennes est probablement une des principales sources du problème.
Une des objections au jour de congé hebdomadaire par les employeurs (on a parfois envie de dire « propriétaires ») est en effet que pendant leur jour de congé, les maids vont peut-être fréquenter des hommes (ouh la la) et risquent (entre autres choses) de tomber enceintes. Apparemment, une partie de la population singapourienne est convaincue que les travailleurs étrangers (bonnes philippines et/ou indonésiennes et employés du bâtiment indiens/bangladeshis) ne pensent qu’a forniquer dès qu’on leur laisse une minute de temps libre ! Or, si une maid tombe enceinte, elle est renvoyée immédiatement dans son pays d’origine – aux frais de son employeur… qui jusqu’en 2009, perdait de surcroit la caution de 5000 dollars (environ 2500 euros) qu’il avait versée au gouvernement singapourien pour l’emploi de cette maid.
On comprend qu’à ce prix-là les employeurs aient été réticents. Bien que la loi ait été modifiée, la réticence perdure. Il faut dire que si la maid disparait sans laisser d’adresse, l’employeur perd toujours la moitié de la caution, soit 2500 dollars. Et c’est bien là que le bât blesse : il serait facile d’accuser simplement les singapouriens (et autres employeurs de maids) de manquer du plus élémentaire respect pour la personne humaine. Mais comment les gens seraient-ils incites à penser différemment, quand la loi elle-même assimile leurs maids à des mineures non-responsables de leurs propres actes ? Un discours qui n’est pas sans rappeler celui qui servait à justifier l’esclavage des Noirs (« ils sont comme des enfants, c’est pour leur bien qu’on prend en charge leur vie »).
Sans cautionner tous ces comportements, on comprend donc bien l’objection des Singapouriens, qui disent : « si comme vous le dites les maids sont des êtres humains comme nous, pourquoi serions-nous responsables d’elles légalement ? » (« This is the reason why employers cannot let their maids go out whenever they like, because if the maid disappears, then employers are going to lose money. Since the maids are human beings just like us, why do we need to be responsible for what happens to them on their off days ? Our employers do not need to lose any money if we disappear » [Lu sur Singapore Maid] ).
Il ne faut donc pas trop s’étonner si certains employeurs jugent de leur bon droit, voire de leur devoir, de garder le passeport de leurs maids par devers eux (comme cela nous a été conseillé par l’agence de placement à laquelle Joni est attachée…) et parfois leur salaire (comme cela, elles ne peuvent pas le dépenser sans discernement… ni se payer un billet d’avion pour se sauver), de leur interdire de sortir de la maison (pour leur éviter d’avoir de mauvaises fréquentations), de les enfermer a double-tour dans l’appart quand ils partent en vacances (pour qu’elles ne puissent pas amener un homme dans la maison), de leur interdire l’usage d’un téléphone portable, et ainsi de suite… Tout ça, évidemment, c’est pour leur bien, les pauvrettes…
Pour mieux comprendre (si tant est que l’on puisse comprendre) la situation singapourienne, on peut lire ce blog édifiant , à destination des employeurs qui ont des problèmes avec les vilaines (et ingrates) maids (sic) : « This blog is primarily for employers who have suffered at the hands of bad maids ».
Certains commentaires sont affligeants, voire carrément choquants et ne sauraient être justifiés par ce qui vient d’être dit. Il reste que tant que Singapour n’adoptera pas un système mettant officiellement les maids sur le même plan légal que n’importe quel autre résident étranger, les employeurs seront encouragés à tenir ce type de discours et à traiter leur maids comme des esclaves.
Ce qui n’est pas près d’arriver, car c’est une des pierres angulaires de la politique familiale de Singapour. L’enjeu est complexe : dans un pays vieillissant et où le coût de la vie est élevé mais la population active toujours insuffisante (raison pour laquelle il y a autant de résidents étrangers à Singapour), comment encourager les femmes à la fois à travailler et à avoir des enfants, sachant qu’elles doivent aussi s’occuper, bien souvent, de leurs parents et/ou de leurs beaux-parents ? Réponse : en leur proposant une solution peu couteuse pour s’occuper de leurs enfants, de leurs personnes âgées et de leur maison pendant qu’elles sont au bureau…
Aujourd’hui 1 foyer singapourien sur 5 emploie une maid – elles sont 200,000 dans la cité-état, contre 5,000 à la fin des années 70. Au départ, dans les années 30, les maids étaient essentiellement des « amahs » chinoises ou malaisiennes. Puis, à partir des années 70, le flux d’amahs diminuant et ne pouvant plus suffire à la demande, le gouvernement singapourien a ouvert les emplois de maids aux Philippines et Indonésiennes (qui constituent l’essentiel de la population actuelle de Foreign Domestic Workers, pour employer le terme politiquement correct), ainsi que de quelques autres pays. A partir de 1989, les femmes mariées (à Singapour, il faut être marié(e) pour bénéficier de certains avantages sociaux, un sujet sur lequel nous reviendrons à l’occasion) ont bénéficié d’une déduction significative sur leurs impôts en contrepartie des salaires versés à leur maid – afin d’encourager le travail des femmes. Puis, devant la demande croissante, le gouvernement a imposé une « amende » (levy)- une taxe mensuelle de 270 dollars (env. 140 Eur) – c’est cela qui est maintenant déductible des impôts, mais uniquement pour les femmes (mariées) qui travaillent.
Bien entendu, Singapour n’est pas le seul pays à faire appel à des employé(e)s de maison en provenance de pays pauvres, et le statut et la protection de ces travailleurs domestiques est un sujet de préoccupation dans la plupart des pays, sur lequel travaille activement l’OIT (Organisation Internationale du Travail) : une convention internationale a même été adoptée récemment pour la protection de cette population mal connue et mal comptabilisée (Lire Une convention internationale pour protéger les travailleurs domestiques)
Toutefois, les conditions accordées aux maids ne font pas de Singapour le pays le plus attractif pour les Philippines ou les Indonésiennes. Quand elles ont le choix, elles préfèrent en effet aller travailler à Hong Kong, à Taiwan ou encore au Japon. Les salaires y sont beaucoup plus élevés, avec un salaire minimum garanti, de même que le jour de congé hebdomadaire et les jours fériés, alors même que les critères d’obtention d’un permis de travail sont apparemment moins rigoureux…
Quoiqu’il en soit, le vote de cette loi qui rend obligatoire le jour de congé hebdomadaire est une réelle victoire, et un progrès énorme, pour toutes les maids de Singapour, mais le chemin à parcourir pour qu’elles bénéficient du même statut que les autres résidents étrangers est encore bien long. En attendant, les maids pourront compter sur le soutien de plusieurs associations locales qui ont pour vocation de défendre les droits des travailleurs étrangers, comme HOME (http://www.home.org.sg/) ou TWC2 (http://twc2.org.sg), ainsi que celui de nombreux Singapouriens qui désapprouvent le système et demandent des reformes, même s’il est parfois difficile de faire entendre ses opinions à Singapour (mais ceci est un autre sujet…).
Sources/ Pour en savoir plus (en anglais) :
Government making weekly rest day mandatory for foreign domestic workers: a progressive move
Give them a break : maids deserve a day-off
Singapore Maids Finally Get a Break
Singapore to require 1 day off a week for maids
Little rest for Singapore’s silent army
Quelques statistiques sur les Foreign Domestic Workers à Singapour
A False Necessity: Singapore’s Maid Trade
Reminder: Maids are Human Beings too
Temoignage: Maid in Singapore
Un petit apercu historique : Asian Maids
Maid Abuse : Singapore’s Shame...
Comparaison des salaires à Singapour et ailleurs : infographie